"« Féminicide, mot masculin qui tue », titrait-on, au Monde, une enquête publiée par notre magazine en novembre 2019. Mot masculin qui recoupe une réalité cruellement féminine : le meurtre de plus d’une centaine de femmes par leur conjoint chaque année en France. Longtemps qualifiés de «crimes passionnels », comme pour mieux les euphémiser, les féminicides se sont imposés dans le débat public tout au long de l’année 2019 en apparaissant sous une lumière crue.
"« Féminicide, mot masculin qui tue », titrait-on, au Monde, une enquête publiée par notre magazine en novembre 2019. Mot masculin qui recoupe une réalité cruellement féminine : le meurtre de plus d’une centaine de femmes par leur conjoint chaque année en France. Longtemps qualifiés de «crimes passionnels », comme pour mieux les euphémiser, les féminicides se sont imposés dans le débat public tout au long de l’année 2019 en apparaissant sous une lumière crue. Le Monde, en constituant, dès mars 2019 et pour une année, une équipe d’investigation pour enquêter sur ces crimes, a voulu comprendre comment et pourquoi notre société a longtemps refusé d’ouvrir les yeux sur l’ampleur et la réalité des féminicides. Pour prendre la mesure de ce phénomène complexe, nous avons cherché à dénouer le fil des quelque 120 homicides conjugaux identifiés en 2018. Dossier par dossier, nos journalistes ont reconstitué les faits, les profils des hommes auteurs et des femmes victimes, leurs histoires et itinéraires personnels. Ils ont rencontré, aux quatre coins du pays, leurs proches, leurs familles et enfants, tous dévastés après ces drames. Ils ont contacté les policiers, gendarmes, magistrats et travailleurs sociaux, pour comprendre ce qui a été fait ou n’a pas été fait pour empêcher ces meurtres. De ce travail systématique, il ressort que ces crimes sont, le plus souvent, l’aboutissement d’une mécanique qui aurait pu, et aurait dû, être identifiée et désamorcée.
Derrière chaque histoire de meurtre conjugal, on constate en effet que les violences, psychologiques ou physiques, étaient présentes depuis longtemps comme autant de signes avant-coureurs. Un schéma revient de façon récurrente dans ces couples : celui de la prise de contrôle radicale d’un homme sur sa conjointe, un homme qui fait tout pour la maintenir sous sa coupe. Ce phénomène d’emprise peut durer des années, jusqu’à ce que la femme décide d’y mettre un terme en voulant reprendre sa liberté. C’est ainsi la séparation ou la menace de séparation qui, la plupart du temps, provoque le passage à l’acte, souvent très violent : pour les auteurs de féminicides, la rupture est vécue comme une dépossession à ce point insupportable qu’ils préfèrent tuer leur compagne plutôt que de la voir échapper à leur contrôle. Parce qu’elles ont lieu dans l’intimité et le secret des couples, qu’elles sont souvent minorées, voire niées, les violences antérieures au crime ne sont pas toujours perçues à la hauteur de leur gravité, ni par les forces de l’ordre ni par les proches des victimes. Selon un rapport de l’Inspection générale des services judiciaires, rendu public fin 2019, dans 63 % des féminicides, des violences préexistantes auraient pu constituer un signal d’alarme. Dans 35 % des cas, elles n’avaient pas été signalées à la police, mais étaient le plus souvent connues de la famille, des voisins ou des services sociaux. Dans ces conditions, le meurtre est souvent une déflagration pour les proches des victimes, qui vivent ensuite dans la douleur de ne pas avoir su l’empêcher. Pour les enfants survivants, dont près de 60 avaient assisté, en 2018, à l’homicide conjugal, c’est une enfance effacée en un geste.
L’enquête que nous avons menée, qui se prolongera par la publication, mardi 2 juin, d’un grand format multimédia sur le site internet du Monde et par la diffusion d’un documentaire sur France 2 en soirée, prouve que ces crimes auraient souvent pu être évités. Grâce à un meilleur traitement des signalements par la police et la justice, mais aussi par la prise de conscience, par les femmes ellesmêmes et leur entourage, que les violences qu’elles subissent ne sont en rien une fata lité. En ce sens, la reconnaissance que les féminicides procèdent d’une mécanique spécifique est salutaire. Loin de ne ressortir que de l’intimité des couples, ces crimes doivent être révélés au grand jour pour ce qu’ils sont, un fait social que la société peut empêcher.